À l’approche de l’élection présidentielle de 2025 en Côte d’Ivoire, Carine Keffa, présidente de la Commission Régionale des Droits de l’Homme (CRDH) de Bouaké, a accordé une interview à L’Intelligent d’Abidjan.
Au cours de cet entretien, Carine Keffa a présenté le rôle du Conseil National des Droits de l’Homme (CNDH) en période électorale, avant de détailler les actions entreprises par la CRDH de Bouaké avant, pendant et après les échéances à venir. Elle a également lancé un appel à la population de Bouaké pour un engagement citoyen responsable durant cette année électorale.
Madame la Présidente, pouvez-vous nous rappeler les principales missions de la Commission Régionale des Droits de l’Homme (CRDH) dans le contexte électoral ?
Merci pour cette question très pertinente. Avant tout, permettez-moi de rappeler que la Commission Régionale des Droits de l’Homme (CRDH) de Gbêkê qui a son siège à Bouaké est la représentation locale du Conseil National des Droits de l’Homme (CNDH), l’Institution Nationale des Droits de l’Homme qui a pour principale mission de faire la promotion, la protection et la défense des droits humains sur l’ensemble du territoire ivoirien. De façon générale c’est la surveillance des Droits de l’Homme.
En période électorale, notre rôle se concentre sur la surveillance des droits électoraux. Le CNDH, à travers ses commissions régionales, est garant du respect des droits humains pendant cette période sensible. Concrètement, la CRDH de Gbêkê veille au respect des droits humains dans toute la région tout au long du processus électoral.
En quoi consistent précisément vos actions pendant cette période ?
Nos actions s’articulent autour de la sensibilisation, de la prévention et de l’éducation citoyenne. Il s’agit d’identifier les risques de violations des droits humains et d’y répondre efficacement. Nous organisons des campagnes de sensibilisation, des séances d’information sur les droits civiques et les bonnes pratiques électorales. Cette démarche de « surveillance préventive » couvre la période avant, pendant et après les élections.
La région du Gbêkê est souvent considérée comme sensible. Quelles en sont les raisons ?
Effectivement, la région du Gbêkê est classée zone sensible pour plusieurs raisons. D’abord, son histoire récente marquée par des crises sociopolitiques répétées a laissé des séquelles profondes : crispation et suspicion persistantes, culture de la violence politique, circulation de stupéfiants et d’armes légères, insécurité grandissante, manque de tolérance citoyenne, tensions intercommunautaires…
De plus, certaines zones sont même considérées comme « rouges », en raison de l’insécurité qui y règne. L’analphabétisme élevé y contribue aussi. Tous ces facteurs font de cette région une zone à surveiller de près, afin d’y maintenir la paix et la cohésion sociale.
Quelle image aviez-vous de Gbêkê avant d’y être affectée, notamment en période électorale ?
Même si je n’étais pas encore en poste à Bouaké, en tant que citoyenne ivoirienne, je connaissais la situation de la région. Depuis la crise de 2002, le Gbêkê a connu des traumatismes importants : pertes en vies humaines, déplacements forcés des populations, insécurité…
Et cela a porté atteinte à plusieurs droits Humains notamment le droit à la vie, à la sécurité des personnes et de leurs biens, au droit à l’éducation et surtout au droit au développement de la région de Gbêkê. Jusqu’à présent, il y a encore des séquelles.
Les événements électoraux de 2010 à 2020 ont ravivé ces douleurs. Ce vécu collectif appelle à la prudence et à une volonté collective de tourner la page. Il est impératif que chacun devienne acteur de paix, afin que ces épisodes douloureux ne se reproduisent plus.
Quelles sont les actions concrètes que mène la CRDH dans la région de Gbêkê pour prévenir les violences électorales ?
Nos actions concrètes incluent des rencontres communautaires et interinstitutionnelles, des campagnes de sensibilisation dans les quartiers, écoles, marchés, des émissions radiophoniques,
des consultations foraines.
Nous encourageons les populations à adopter des comportements citoyens, respectueux des droits humains. Nous répondons aussi présents à toutes les sollicitations pour des ateliers, conférences ou forums portant sur la paix et les droits électoraux.
A côté de ces activités, nous recevons des plaintes et dénonciations portant sur des atteintes et violations des droits de l’Homme et nous menons les diligences nécessaires pour que les auteurs reconnus coupables de ces actes subissent la rigueur de la loi.
Quelle place accordez-vous aux jeunes dans vos actions de sensibilisation ?
Les jeunes représentent plus de 75 % de la population ivoirienne. Il est donc essentiel de les impliquer dans toutes les actions. C’est pourquoi nous les ciblons spécifiquement dans nos campagnes, tout comme les femmes et les leaders d’opinion. Nous travaillons à promouvoir un changement de comportement durable à travers des activités éducatives et participatives. L’objectif est qu’ils deviennent des ambassadeurs de paix et non des vecteurs de violence. Si tous les messages que nous véhiculons au cours de nos activités sont vraiment mis en pratique par les jeunes, nous pourrons ensemble relever le défi de maintenir un climat social apaisé.
Comment travaillez-vous avec les leaders communautaires pour prévenir les discours de haine ?
Nous collaborons étroitement avec les leaders communautaires, politiques et religieux à travers des cadres d’échanges, des émissions radio, des conférences… Nous les encourageons à adopter un langage apaisé, respectueux, et à relayer les messages de paix. Nous les considérons comme des relais essentiels pour faire passer nos messages au sein des différentes communautés.
Ces leaders sont pour nous “des influenceurs” en matière de respect de droits de l’Homme.
Collaborez-vous avec des structures nationales ou internationales dans ce cadre ?
Oui, tout à fait. La CRDH de Gbêkê collabore activement avec l’administration centrale, les organisations de la société civile, les plateformes de lutte contre les violences basées sur le genre, l’Observatoire de la solidarité, ONU Femmes, entre autres.
Ces partenariats nous permettent d’avoir une action plus efficace sur le terrain, notamment en période électorale, où les enjeux sont élevés. C’est une synergie d’action qu’il nous faut pour y arriver.
Quel rôle joue la société civile dans vos initiatives ?
La société civile est un partenaire incontournable. Elle soutient notre mission de promotion et de protection des droits humains. C’est la société civile qui relaie nos messages et donne une visibilité accrue à la CRDH. C’est la société civile qui donne à la Commission Régionale des Droits de l’Homme sa place d’Institution Nationale des Droits de l’Homme dans larégion de Gbêkê. En période électorale, nos actions sont souvent co-construites avec les acteurs de la société civile, et nous partageons les mêmes objectifs de paix, de justice sociale et de respect des droits humains.
Travaillez-vous également en synergie avec la Commission Électorale Indépendante (CEI) ?
Oui. Le CNDH, et la CRDH, travaille avec la CEI dans le cadre du respect des droits électoraux. Sur instructions du CNDH nous réalisons des observations électorales dont les rapports sont transmis à la structure centrale du CNDH à Abidjan, qui à son tour adresse des recommandations à la CEI pour améliorer le processus électoral. En région, nous incluons systématiquement la CEI dans nos activités, notamment les séances d’information et les campagnes de sensibilisation au respect des droits électoraux que nous organisons.
Quels mécanismes de surveillance seront mis en place pendant les élections ?
Nous avons déjà entamé l’observation électorale, qui inclut une surveillance préventive. Elle consiste à suivre de près les libertés fondamentales : liberté d’association, de réunion, de mouvement, droit à la sécurité, droit à la participation politique, droit à l’intégrité morale… Tous ces droits sont évalués et documentés dans le cadre de notre mission d’observation
En cas de violation constatée, quelles sont les démarches entreprises dans la région ?
En cas de violation des droits humains, la Commission Régionale des Droits de l’Homme (CRDH) de Gbêkê rend compte directement au Conseil National des Droits de l’Homme (CNDH), notre autorité de tutelle. C’est cette instance centrale qui intervient ensuite auprès des autorités compétentes ou des acteurs concernés afin d’attirer leur attention sur les faits signalés.
Ce mode de fonctionnement garantit l’indépendance de notre Commission régionale, le Conseil National des Droits de l’Homme étant une Autorité Administrative Indépendante (AAI). Dès qu’une violation est constatée, qu’elle soit liée au contexte électoral ou non, nous informons immédiatement le CNDH, soit par appel direct, soit par l’envoi d’un rapport circonstancié. Ce sont les instructions que nous avons reçues.
Existe-t-il un dispositif d’alerte précoce pour prévenir les conflits électoraux dans la région ?
Oui, un mécanisme d’alerte précoce est mis en place par le CNDH. Il repose principalement sur la remontée rapide des informations depuis le terrain vers le Conseil National des Droits de l’Homme. Lorsqu’un fait préoccupant est signalé, le CNDH peut directement interpeller l’autorité concernée.
Ce mécanisme se traduit par des rapports transmis par les commissions régionales ou par des appels directs, permettant une réaction rapide et adaptée à chaque situation. La CRDH peut également être saisie directement : les populations peuvent se rendre dans nos locaux ou nous contacter via notre numéro officiel. Un numéro vert ( gratuit) est également disponible pour faciliter les dénonciations : 800 00 888. Ce dispositif permet de prévenir l’escalade des tensions et d’apporter des réponses rapides et ciblées.
Avec les élections qui approchent, des formations sont-elles prévues pour les électeurs et les acteurs clés comme les médias, les forces de sécurité ou les observateurs ?
Oui, plusieurs sessions de formation sont prévues. Dès 2023, nous avons commencé à sensibiliser différents groupes à travers des forums et des rencontres, notamment avec la police de proximité et les forces de sécurité, qui ont déjà bénéficié de formations spécifiques.
Les journalistes, les jeunes, les femmes et d’autres acteurs de la société civile ont également été formés. Pour la période électorale en cours, le Conseil National des Droits de l’Homme prévoit de renouveler ces formations. Chaque acteur ayant un rôle essentiel à jouer, il est indispensable de les outiller.
Les forces de sécurité doivent assurer un cadre sécurisé, les observateurs doivent être capables de documenter les processus avec rigueur, et les médias doivent relayer l’information de manière responsable.
Chaque acteur doit connaître son rôle en période électorale. Une attention particulière sera portée à l’usage éthique des réseaux sociaux afin d’éviter la propagation de fausses informations ou de discours haineux surtout dans ce contexte socio-politique déjà sensible.
Comment comptez-vous encourager la participation citoyenne pacifique, notamment dans les zones rurales souvent moins informées ?
C’est une question essentielle. Le Conseil National des Droits de l’Homme a justement pour ambition de toucher toutes les couches de la population, y compris celles des zones les plus reculées. C’est pour cela que nous sommes présents dans les 31 régions de la Côte d’Ivoire.
Dans la région de Gbêkê, nous sommes conscients que beaucoup de populations rurales restent peu informées. Pour y remédier, nous intensifions nos actions de proximité : consultations foraines, campagnes de sensibilisation de masse, activités éducatives… L’objectif est de renforcer la citoyenneté et la culture des droits humains.
Il est important d’aller vers ces populations, d’organiser des forums et de leur transmettre des valeurs citoyennes, notamment le respect des droits d’autrui, la tolérance et la non-violence. Ces initiatives visent à rendre chaque citoyen acteur de la paix. Cependant nous avons des réalités qui rendent notre travail difficile.
Enfin, quel message souhaitez-vous adresser aux populations de la région de Bouaké à l’approche des élections présidentielles ?
À l’approche des élections, mon message s’adresse à tous les acteurs : jeunes, femmes, leaders communautaires, autorités et citoyens.
Aux jeunes, qui représentent une part importante de notre population, nous lançons un appel à la responsabilité. Refusez toute forme de manipulation politique. Préférez le dialogue et la non-violence. Vous êtes l’avenir de ce pays, et c’est vous qui subirez en premier les conséquences des violences.
Aux femmes, ces piliers de la cohésion sociale, nous demandons de jouer leur rôle d’éducatrices, en inculquant aux enfants les valeurs citoyennes dès le bas âge : respect, tolérance, civisme. Ce sont ces graines plantées aujourd’hui qui façonneront la société de demain.
À la société civile, nous demandons de continuer à renforcer les programmes d’éducation civique adaptés à chaque acteur de la paix.
Enfin, aux autorités, nous recommandons de sanctionner fermement tout appel à la haine ou à la violence. La paix ne peut se construire sans justice.
Mon dernier mot : chacun de nous a un rôle à jouer pour préserver la paix.
En cas de violence ou de violation des droits, utilisons les voies de recours officielles à savoir la Commission Régionale des Droits de l’Homme (CRDH) au 0173652525/0173666262 ou le Conseil National des Droits de l’Homme à Abidjan au numéro 800 00 888. Nous avons aussi des tribunaux, des commissariats, des gendarmeries et toutes les Organisations de la société civile …
Ne vous faites pas justice vous-même. C’est ainsi que nous pourrons prévenir les violences et bâtir ensemble une société pacifique.
Interview réalisée par Nambacéré Joël
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